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Titel
Traduire sous contraintes – Littérature et communisme (1947–1989).


Autor(en)
Popa, Ioana
Erschienen
Paris 2010: CNRS Éditions
Anzahl Seiten
589 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Luc Weibel

Généralement réduite à un rôle purement instrumental, la traduction est un thème historique souvent négligé. Il y a quelques années, dans La République mondiale des lettres, Pascale Casanova en avait fait voir la fonction essentielle dans l’histoire des littératures. Aujourd’hui, Ioana Popa aborde le sujet sous un angle particulier: comment, à l’époque des «démocraties populaires», les oeuvres littéraires écrites en Europe de l’Est (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie) et en URSS ont-elles été traduites et éditées en France? Pour répondre à cette question – dans un ouvrage qui à l’origine était une thèse de l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris –, l’auteur a d’abord constitué une base de données regroupant l’ensemble des ouvrages traduits pendant la période considérée (1945–1992). Elle a recouru à divers fonds d’archives (Quai d’Orsay, Editions Gallimard, fonds Aragon-Elsa Triolet). Elle a enfin recueilli le témoignage d’environ 70 «acteurs » et témoins de cette époque mémorable.

Il en résulte un magnifique morceau d’histoire intellectuelle et littéraire du XXe siècle européen, où apparaissent, à côté de quelques grands noms, une nuée de personnages secondaires, les sans-grade de la traduction, de l’édition et des multiples activités sans lesquelles il n’y aurait pas de vie de l’esprit.

La particularité de la période, pour cette partie de l’Europe dont nous entretient Ioana Popa, tient bien sûr à l’ambition totalitaire des nouveaux régimes issus de la Deuxième Guerre mondiale. La volonté d’introduire la révolution non seulement dans les domaines politique et économique, mais également dans la culture, vise à la mise au pas des écrivains, et à la prise en charge de leur activité par des organismes d’Etat – qui s’occuperont également de leur diffusion à l’étranger. En France, les écrivains qu’on pourrait dire «orthodoxes» trouveront leur place chez les éditeurs proche du Parti communiste (p.ex. les Editeurs français réunis), avec l’appui de grands intellectuels comme Aragon, qui préside chez Gallimard une collection intitulée «Littératures soviétiques». On rencontre, à ce stade, des figures de traducteurs singulières, comme Marcel Aymonin, qui enseigna à Prague, ou surtout le linguiste Aurélien Sauvageot, à qui l’on doit le premier dictionnaire hongrois-français. On signalera ici l’importance de la poésie, où apparaît une situation originale: la traduction «à deux». Un premier intervenant opère un «mot à mot» qui sera ensuite mis en forme par des poètes patentés comme Eluard ou Guillevic, membres du parti.

A cette filière «officielle» va bien vite se superposer une voie de passage qui tente de faire entendre d’autres voix. Ici interviennent toute une série de «passeurs », parmi lesquels beaucoup de Polonais de marque, comme Jerzy Giedroyc, Joseph Czapski ou Constantin Jelenski – créateurs de la revue Kultura – à qui l’on doit l’introduction de Gombrowicz en France. Ces efforts sont appuyés par le Congrès pour la liberté de la culture (Congress for Cultural Freedom – CCF), présidé par Karl Jaspers et Denis de Rougemont. Cet organisme est discrètement subventionné par l’Amérique, mais n’en poursuit pas moins une activité remarquable. Il fut à l’origine de la revue Preuves, dirigée par François Bondy, qui – pour prendre un exemple proche de la Suisse – mettra en évidence le poète Czeslaw Milosz, dont La Pensée captive sera traduite par Jeanne Hersch et paraîtra avec une préface de Karl Jaspers.

Milosz peut se situer dans la ligne des grandes publications qui – avec Arthur Koestler et Victor Kravchenko – avaient révélé l’existence des camps de concentration soviétiques – opérations contrées avec vigueur par les intellectuels du PCF qui n’y voyaient que propagande anticommuniste.

Avec Milosz, la critique du régime soviétique se fait moins frontale. Dans sa préface, Jaspers cite Hannah Arendt qui, lors de son premier voyage en Europe après la guerre, rencontre à Paris Milosz, Jeanne Hersch et François Bondy, et qui développe sa théorie alors nouvelle sur le totalitarisme – englobant le phénomène nazi et son pendant soviétique.

Tout ceci fleure bon la guerre froide. Le livre de Ioana Popa nous fait ensuite assister à toutes les étapes du dégel, quand les régimes de l’Est desserrent leur étau, permettent à des écrivains moins orthodoxes de se faire connaître. Le CCF, quant à lui, favorise les échanges, en suscitant à Zurich, en 1956, une rencontre des revues littéraires de l’Est et de l’Ouest, qu’organise Hans Oprecht, figure importante du Parti socialiste suisse.

Mais le dégel a ses limites, et l’auteur a de belles pages pour faire revivre un grand moment d’échanges contrariés: l’affaire Pasternak, et la façon dont le manuscrit du Docteur Jivago parvint à l’éditeur Feltrinelli.

Feltrinelli, héritier d’une des plus grandes fortunes italiennes, membre influent du PCI qu’il subventionne, trouve que le Docteur Jivago, bien que mal vu à Moscou, est un grand livre, et décide de le publier. Sa réflexion illustre bien les doutes de dizaines de communistes ou de compagnons de route, surtout français, qui à partir de 1956 s’écartent de l’orthodoxie pour favoriser la publication à Paris d’auteurs qu’on n’appelle pas encore dissidents. L’ouvrage de Iona Popa fait défiler la plupart des intellectuels français des années 60 et 70, avec les revues qu’ils auréolent de leur prestige, des plus grands aux plus petits, de Claude Roy à Pierre Daix qui, après avoir nié l’existence des camps, «se rachètera» en traduisant (sans oser signer son travail) Une Journée d’Ivan Denissovitch, l’oeuvre de Soljénitsyne qui avait reçu l’estampille de Nikita Khrouchtchev (Khrouchtchev qui après le déferlement de «l’affaire Pasternak» et tous les anathèmes proférés à l’occasion du prix Nobel décerné au poète, dira: Au fond on aurait pu autoriser la publication à Moscou...).

L’histoire continue. Les années 70 – marquées par le printemps de Prague et sa répression – mettent l’Est à la mode. Certains éditeurs courent après les manuscrits issus du samizdat, d’autres misent sur le long terme, comme Vladimir Dimitrijevic, qui lance aux éditions l’Age d’homme ses «classiques slaves» avec la complicité du brillant trio Aucouturier–Catteau–Nivat, sans oublier Alain Van Crugten à qui revient la tâche redoutable de traduire à bride abattue L’Inassouvissement de S. I. Witkiewicz: il s’agissait de coiffer au poteau le concurrent Gallimard...

Heureuse époque! Aujourd’hui l’Est est un peu passé de mode. Il ne faut d’ailleurs plus employer ce terme. Milan Kundera en a montré l’inanité: il préfère parler de l’Europe centrale, Mitteleuropa. Milan Kundera occupe la fin du livre. Son parcours littéraire montre comment un auteur venu de l’autre côté du rideau de fer est devenu la coqueluche des medias occidentaux. Il lui est arrivé une aventure singulière. Lors d’une interview, on lui demanda pourquoi il avait abandonné le style «baroque» de ses débuts. Intrigué par ce terme dans lequel il ne se reconnaissait pas – et maintenant qu’il avait appris le français –, il se plongea dans la traduction de La Plaisanterie: le style dépourvu d’ornements de l’auteur avait été enrichi de fioritures innombrables par son traducteur, le même Marcel Aymonin que nous avions rencontré au début de l’histoire, vers 1950, entre Prague et Paris. Kundera a exigé – cas rarissime – que Gallimard publie une nouvelle traduction, revue et corrigée, et débarrassée de la préface d’Aragon qui datait de 1968. A l’époque la préface avait été plus commentée que le roman, car le vieil écrivain s’était décidé à condamner l’intervention soviétique à Prague, parlant à ce sujet d’un «Biafra de l’esprit».

Aujourd’hui, l’oeuvre de Kundera paraît dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Sans notes ni commentaires. Les critiques s’en offusquent, mais on comprend l’auteur quand on lit le florilège des commentaires publiés à son sujet au cours des années, et que nous livre Iana Popa. Tour à tour qualifié de nouveau Fitzgerald, de nouveau Diderot, de nouveau Flaubert, pour finalement se voir reprocher d’écrire en français et de perdre ainsi sa touche d’exotisme slave, l’écrivain a découvert ce qu’il en coûte de changer de langue – et de fausser compagnie aux traducteurs.

Zitierweise:
Luc Weibel: Rezension zu: Ioana Popa: Traduire sous contraintes – Littérature et communisme (1947–1989). Paris, CNRS éditions, 2010. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 61 Nr. 3, 2011, S. 390-392

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 61 Nr. 3, 2011, S. 390-392

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